
Eric Mugnier
Chaumont
Peintre
Je ne vais pas vous parler de mon enfance, ça n'intéresse personne, hormis une poignée de psychiatres qui comptent sur moi pour leur ouvrir les portes de l'Histoire. Professionnellement parlant, si tant est qu'on puisse parler de profession en ce qui me concerne, je suis ce qu'on appelle un autodidacte. Non, il ne s'agit pas d'une nouvelle espèce de lézard aveugle découverte dans les grottes karstiques du fin fond de la Mongolie, mais de quelqu'un qui apprend tout seul, comme un grand, à faire ce qu'il fait. Je suis donc à la fois l'élève et le professeur, le maître et le disciple. Après tout, il paraît qu'on n'est jamais mieux servi que par soi-même. Et je crois pouvoir affirmer que je cumule toutes les difficultés : en tant qu'élève, parce que j'exècre l'autorité et les donneurs de leçon en général, y compris les mieux intentionnés si tant est qu'ils existent; en tant que professeur, parce que je suis d'une patience relative et d'une intransigeance qui laisse peu de place aux états d'âme. En conséquence, je rue dans les brancards et me mortifie plus souvent qu'à mon tour, tel un pénitent dans la pénombre d'une chapelle froide et humide. La question n'est pas tellement de savoir comment on fait ceci ou cela, de quelle façon on s'y prend pour arriver à tel ou tel résultat, mais pourquoi. Pour moi, ce qui différencie un artiste d'un autre n'est donc pas tellement la technique ou le sujet, mais la pertinence du propos. Comme il est extrêmement difficile de statuer sur ce dernier point, les gens se contentent généralement d'appréhender la question à l'aune des deux premiers. Je vois déjà, pauvre proie innocente que je suis, vil rongeur aux dents jaunes égaré dans les hautes plaines du Texas, la question qui tue fondre sur moi à la vitesse de la buse de Harris : pertinence du propos, d'accord, mais quel est le vôtre ? Et en quoi, si tant est que vous parveniez à le définir, est-il particulièrement pertinent ? Bien, je vois que vous n'y allez pas avec le dos de la cuiller, il va donc falloir que je me regroupe un peu avant de lâcher les chiens. Et merde ! Si je dois vous l'expliquer comme ça, par écrit, il va falloir que je fasse des phrases, avec des mots. Les mots, il en suffit d'un qui dépasse : on tire dessus et il y a tout qui vient avec. Un propos pertinent, c'est un propos qui a du fond. Quand on parle de peinture, on parle d'abord de surface. Plane, en l'occurrence. Mais c'est pareil avec la sculpture : on ne voit que la surface, même s'il y a du relief. Une sculpture qui a du fond, c'est une sculpture ou tout se passe à l'intérieur. Le rythme, le mouvement se passent à l'intérieur, et le visible n'en est que l'onde de choc, la vibration sensible, palpable. Même principe avec la peinture : tout se passe à l'intérieur, sous la peau, et l'image n'est qu'une empreinte approximative de la pulsation interne. C'est ça qu'on doit sentir : le fond, et le fond doit être profond. Autrement dit, quand on le sent, c'est qu'on a la tête sous l'eau, qu'on respire difficilement et que la lumière se fait rare. Il faut toucher le fond, le fond je le touche en permanence, de façon rectale ou autre, et j'invite les gens à faire de même de toute urgence. Je sais, c'est pas très gentil de ma part, mais je ne suis pas là pour jouer de la brosse à reluire et caresser dans le sens du poil. Et le fond de quoi, au juste, va m'interpeller le petit malin de service ? Mais de tout, mes bons amis, de tout : de culotte, de teint, d'écran, de veau, de roulement, de pension, de commerce, de l'œil, de cale, toujours à fond dans le fond, le tréfonds, les bas-fonds, même, où règnent silence et pestilence, les abysses, le fondement, les fondations et la fondue, chinoise ou savoyarde. Le fond est partout, enfoui sous la surface, tapi dans l'ombre de la forme. Il faut creuser, encore et encore, pour déterrer les ossements de la Vérité et les assembler patiemment pour se faire une idée de ce à quoi elle pouvait bien ressembler de son vivant. Parce qu'il y a longtemps qu'elle est morte, la Vérité, assassinée par le Mensonge et la Duplicité. Si longtemps qu'on en vient même à se demander si elle a réellement existé, un jour, il y a très longtemps, bien avant que le premier être humain digne de ce nom (ou indigne, plutôt) n'ait planté ses crocs dans le mamelon maternel. Alors on creuse, on fouille, à la recherche d'une trace, un signe, un osselet à peine plus gros qu'une tête d'épingle, une chiure de mouche. Et quand on croit avoir enfin trouvé quelque chose, on réalise avec amertume qu'il ne s'agit que d'un grain de sable sans intérêt, encore un, qui va venir grossir le tas de nos ambitions absurdes et de nos rêves échoués sur les plages du Néant.
Eric Mugnier