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Marion Sancellier

Du Congo au camp de réfugiés de Malte.

L'histoire d'Ely

 

C’est l’heure.

Elle va arriver.

On nous a dit qu’elle voulait recueillir des témoignages de gens comme nous, qu’elle voulait en

écrire des récits.

Je sens qu’il y a quelque chose à jouer là. Si il y a un moyen de décrocher quelque chose pour

quitter cette île, c’est là. Je fonce.

Il faut lui plaire. Avec les autres, on a décidé que c’était moi qui parlerai. Je maîtrise mieux

l’anglais et le français, et je suis là depuis plus longtemps.

Je suis prêt. Comme toujours.

Je suis impatient, j’ai chaud et je ne tiens plus en place. Je tape des mains, je fredonne un air, j’ai

chaud…je ne tiens pas en place. C’est trop petit ici pour moi…

Respire. Souris. Tiens-toi droit. Digne.

Mon histoire n’est pas très différente de n’importe qui ici, mais je suis joyeux, j’en veux, j’ai

faim, je dois lui plaire par ça. Putain, j’en veux.

Ca frappe. La voilà!

Je me sens comme suspendu. Entre parenthèse. En apnée…

J’ouvre la porte machinalement.

Bonjour !

Trop vite. Trop fort. Je ne l’ai même pas regardée.

Bonjour, je m’appelle Ely.

Bonjour Paula.

Elle me tend la main…

Je peux ? Je dois ?

Oui.

Sa poignée de main est ferme, c’est surprenant pour une femme.

Je la regarde. Je la vois, elle est claire, comme on ne voit pas ici, ou peu.

Claire. Cheveux, Yeux, Peau.

Sourire.

Même sa voix est claire.

Je ne suis pas habituée, je me sens con.

Je n’arrête pas de la regarder.

Elle est lumineuse et semble si fragile.

Elle est trop claire.

Je ne sais pas quoi dire, ni quoi faire… je …

« Entrez »

Elle se tient droite. Chacun de ses pas est assuré…elle n’en fait pas trop !

On pourrait danser avec elle c’est sûr !

Mais on dirait qu’elle a peur de déranger. On dirait qu’elle s’excuse d’être là.

Je ne comprends pas…

Elle a bien besoin de nous entendre non ?

Déranger quoi? Une journée qui ressemble à celle de la veille? Ou à celle du lendemain?

Déranger des souvenirs? Oui ils dorment un peu, mais de toute façon, tout ici me rappelle qui je

suis et d’où je viens. Ne pas être libre de quitter cette île comme je le veux, ne pas avoir de statut,

n’être rien qu’un migrant clandestin, réfugié... me ramène à ces souvenirs. Lorsque je suis

montré du doigt, ou que j’entends des propos racistes (et c’est tous les jours)...qui je suis? à part

celui qui n’est pas d’ici? Et moi je voudrais être ailleurs... Bref, elle ne me dérange pas. Au

contraire. Elle me regarde autrement que la plupart des gens que je peux croiser. Avec ces yeux

clairs, c’est surprenant, ça me donne envie de voir plus loin que son regard... de plonger dedans.

AH ne la regarde pas dans les yeux…

 

On vit à trois ici. On est tous les trois congolais. Tous les trois arrivés de la même manière, mais

pas en même temps.

Je sens que mes compagnons sont très curieux de la situation, ils ne veulent rien louper de

l’entretien.

On va s’installer ici, dans la cuisine. Ce n’est pas grand ici, c’est là que nous serons le mieux. Il y

a des chaises pour tout le monde, ou des tabourets.

Aussi légèrement que comme elle est entrée, sans retirer sa veste, elle s’assoit sur un tabouret. Je

l’aurais parié. Le moins confortable...mais qui prend le moins de place. Pourquoi est-elle si

discrète ? C’est elle qui pose les questions, non ?

Remarque son calme m’aide à m’apaiser un peu. Son sourire apaise tout. Elle voudrait s’effacer,

être toute petite, discrète, et pourtant sa présence est bien forte. Son calme rayonne, elle me

rappelle ma sœur, la plus grande... elle parlait peu mais son sourire suffisait, rassurait,

encourageait, accompagnait, embrassait.

Ca me déstabilise...

Je veux garder la pêche, la hargne. Mon rythme est sans rythme. C’est comme si tous mes élans

étaient ralentis, envahis par son rythme à elle. Je ne comprends pas; elle ne fait rien que d’être là

assise sur ce tabouret dans un coin de cette cuisine, prête à m’écouter, le sourire clair et avenant,

avec toute la discrétion du monde…et sa présence s’impose toute seule.

Je m’assois.

Bon comment fait -on? Je.. tu.. oui on se dit tu bien sûr.

Que je raconte mon "voyage". Mon "exode" ; dit elle. Je ne sais même pas moi, comment appeler

ça. Une fuite? Un espoir? C’était un chemin et je suis encore dessus.. je ne suis pas encore arrivé

où...

Elle est prête, jambes croisées, cahiers sur les cuisses, stylo à la main. Elle me regarde après

avoir dégager une mèche de cheveux qui lui tombait sur le visage. J’aime bien. Même si je la

sens gênée, elle soutient le regard, sans triche. Elle est présente, je le suis...peut être un peu trop.

Je crois que je voudrais qu’elle m’aime bien.

J'ai vingt ans. Je suis à Kinshasa au Congo.

...

Je suis à Malte depuis quelques mois maintenant.

J'ai 3 sœurs et 2 frères...

Mes parents...vivent dans une petite maison...là bas. On vivait pas mal. Une famille aimante....

Oui il savent où je suis. Parfois j’arrive à les avoir au téléphone...une de mes sœurs surtout... bien

sûr ils me maquent... Je n’ai pas envie d’en parler.

Ma langue maternelle est le Lingala... je parle aussi le français...appris à l'école. Et l'anglais

...beaucoup pratiqué ici à Malte. J'ai été au lycée...mais je n'ai pas terminé. Je suis parti. Je devais

partir.

(Je ne peux pas raconter pourquoi... je ne veux pas qu’elle me juge mal.)

J'étudiais en génie civil. J'aimais ça.

Je faisais un peu de musique avec des copains... je chantais.

D’ailleurs ici, on a monté un petit groupe. On va jouer demain soir dans la rue pour la fête de

l’association. Faudra venir !?

Oui oui avec plaisir!

Yes elle sourit. J’adore.

Ca y est je retrouve la patate.

Elle est vraiment curieuse cette fille. Autant elle a réussi à me déstabiliser en ne faisant rien,

autant un sourire me redonne une pêche…Mais il est tellement franc ce sourire…

Euh oui donc j'ai dû partir.

Ce n'était pas juste ce qui se passait.

Il fallait que je parte.

Je ne peux pas dire vraiment pourquoi...

( Elle a compris qu’il ne fallait pas insister... Elle écoute, elle écrit, me regarde. Elle a plus de

questions dans le regard que ce qu’elle demande...qu’est ce qu’elle va en faire de ces questions ?

je vois bien qu’elles les garde au fond du regard)

Je ne pouvais pas rester.

J'ai à peine dit aurevoir à ma famille...

Je suis parti.

Je n'avais qu'un sac.

Je ne savais pas tellement où j'irai.

Je devais d'abord Partir.

Je me sentais fort de prendre cette décision. et je me sentais fort de le faire.

De toute façon, pour être sauf, je n'avais pas le choix.

Je ne me souviens pas avoir eu peur de partir.

( Pourquoi je souris comme ça? Pourquoi je parle aussi vite?.. Je me sens pas bien sur ce

tabouret...il est trop petit. Et cette cuisine aussi est trop petite, cet appartement , cette île... Calme.

Elle continue d’écrire, son regard est toujours curieux. Elle semble un peu plus à l’aise

maintenant. Mais elle a toujours sa veste, tient fermement son cahier et son stylo...)

Nous étions deux.

Nous avons quitté le Congo.

...

Les frontières les plus proches étaient à l'ouest. Vers le Gabon.

Voilà. J'étais parti. J'étais ailleurs. Et maintenant...?

On nous disait qu'au Bénin on pouvait travailler, Qu'il y avait du travail. On apprend aussi qu'il y

a moyen d'arriver au Bénin en bateau... certains bateaux de pêche, acceptent d'embarquer des

clandestins vers le Benin...

C';était la première fois de ma vie que je voyais un Bateau. Et la première fois aussi que je voyais

la mer.

Nous sommes montés sur ce bateau. Ca sentait fort le poisson.

Je n'étais pas très rassuré, et pas à l'aise du tout.

Mais bon on était parti.

C'était ça.

Je partais.

Il fallait avancer.

( Je lui raconte ça comme un voyage à étapes. Je n’arrive pas à parler de ce que je ressentais... je

ne sais même pas si je peux même mettre des mots dessus... ; l’incertitude, la peur... comme

aspiré dans vide bruyant. Un bruit qui vient de l’intérieur. Mes peurs criant et mes espoirs

chantant. Et pourtant cette sensation d’être fort, de vouloir avancer quoi qu’il arrive... Un

instinct? Je ne sais pas. Tout ce que je sais c’est que sans cette force tu n’avance pas, tu

n’avances plus.)

Je me souviendrais toujours de cette traversée... au fond du bateau. A un moment, le bateau a

commencé à bouger, bouger, tellement fort. Ca remuait. Une tempête incroyable.

J'ai eu peur. Vraiment très peur. Il faisait noir, et il n''y avait que le son du vent, des vagues sur le

bateau. Ca claquait sur la coque...comme le tonnerre.

... je ne savais pas nager...

Ca a duré une nuit complète...

Une nuit de peur.

De mal au ventre.

( cette peur où ... tu ne sais plus rien. Tu as beau être fort..tu ne peux rien.. ni avancer, ni

reculer...rien... tu n’arrives même plus à penser.. tu es dans le temps comme tu ne l’as jamais été,

long et lent...lourd...

Pourquoi je ne lui dis pas ça ?

Non, ça ne sert à rien. Ce qui compte ce sont les faits, comment je suis arrivé ici… le reste… non

je ne veux pas m’attarder là-dessus, c’est bon, elle doit s’en douter qu’on a eu peur…On dirait

même qu’elle la ressens à l’instant où je raconte. Non stop ! Moi je veux rester et paraître fort !

Je le suis! )

Oui une nuit entière.

Et puis nous sommes arrivés au Bénin.

Là j'ai travaillé. Beaucoup de maçonnerie. Pas mal de petits boulots. Et puis on voit l'Europe à la

télévision. On entend qu'en Europe tout est possible. On peut travailler et gagner beaucoup

d'argent. On dit le mot Liberté...alors on y croit.

On rêve de l'Europe. On cherche. On se renseigne. Comment aller en Europe? Par la Libye. Là il

y a un passage. Il y a des réseaux de gens qui peuvent nous faire passer.

Alors j'irai en Libye.

(C’est dingue comme ses yeux sont expressifs. Elle n’a pas besoin de parler. Je crois que c’est la

première fois qu’elle entend une histoire comme celle là.)

Je cherche un réseau de passeur pour traverser le Niger et le Désert...Il me faut de l'argent... je

travaille et je gagne cet argent.

Cette fois je ne passe pas par la mer mais sur terre, je me sens plus rassuré.

On est quelques uns. On monte dans un camion. et on roule. Je ne sais pas trop combien de

temps on roule. Je ne sais plus. Je me souviens seulement que les hommes qui nous

accompagnaient étaient armés et très violents.

A un moment donné, dans le désert déjà je crois. On nous fait descendre du camion. On n'est pas

très nombreux non. Et puis on nous dit qu'il faut marcher. Dans le désert. On n'a pas beaucoup

d'eau. Presque rien à manger. C'est difficile. Fatiguant. Ils nous traitent mal.

Plus loin encore. Il nous font nous déshabiller. Ils nous menacent de leurs armes. On doit se

déshabiller. On n'a plus rien. Ils nous frappent. Ils nous prennent tout. Et puis ils nous indiquent

une direction...C'est la Libye!

( pourquoi je souris encore.... je parle... je parle... je vais vite, peut être pour qu’elle ne pose pas

trop de question... Mais elle n’en pose plus. Elle m’écoute. Ecrit. Me regarde de moins en

moins… Elle est de nouveau gênée. Elle semble petite sur son tabouret... elle ne décroise pas ses

jambes, a toujours sa veste, elle passe souvent sa main sur le visage… quoi ? oui on a pas eu la

même vie jusqu’à présent. Et quoi ? je voudrais lui dire qu’elle n’y est pour rien, que c’est

comme ça. Non je ne dirai rien. Je vais garder mon sourire. Je suis là et j’avance. C’est avec ça

que je vais communiquer avec elle. Elle le fait aussi.)

Par là bas c'etait la Lybie.

On était arrivé! J'étais à la porte de l'Europe.

Très vite on est pris en charge par des gens qui nous installent dans des camps.

Je me renseigne. J'apprends que pour aller en Europe il y a des départs en bateau, mais que ça

coûte tant d'argent. J'ai le droit de travailler..Je travaille. Je cherche à faire de l'argent. Je trouve

quelqu'un qui organise ces voyages vers l'Europe. Il me dit : "Si tu as l'argent c'est bien,

maintenant je te tiens au courant si tu peux partir et quand...".

J'ai attendu. Je sentais que j'allais pouvoir partir.

Après tout ça, je ne pouvais pas rester là. ...

( j’ai soif... j’ai l’impression de faire une course

C’est comme si tout ce parcours, du Congo à la Lybie, n’était qu’un seul et même mouvement un

élan pour l’acte principal qui est celui de partir pour l’Europe. J’avais pris de l’élan.. et mon

point d’impulsion était là, à cet endroit et à cet instant...j’allais enfin commencer une nouvelle

vie. Tout s’ouvre. )

Et puis un jour, il m'a dit, rendez-vous demain 6 heures du matin. Départ. Je prépare un sac. Et le

lendemain 6heures je suis au rendez-vous. Il y a beaucoup de monde. De tous les âges. Et puis un

homme, qui semble tout gérer nous montre le bateau.

Ohlalala je n'y croyais pas.

"Quoi?  ça?"

Il était tout petit. Un bateau pneumatique avec un tout petit moteur. Et voilà qu'il nous fait

monter tous dedans... il n';y a pas assez de place. Certains jettent leurs affaires pour que tout le

monde puisse avoir une petite place. On est serrés. très serrés.

Et puis cet Homme qui nous a fait embarqué, nous dit:

"Vous voyez l'horizon là bas... c'est tout droit. C'est l'Italie. Tout droit, dans 2 ou 3 heures vous

arriverez. C'est tout droit".

On lui demande qui va conduire le bateau...

Personne. Il montre à deux trois hommes forts comment diriger le bateaux avec le moteur et nous

répète: "C'est tout droit!".

( Ahaha elle hallucine… ben oui c’est pourtant vrai. J’adore comme elle m’écoute. Elle

m’écoute. Elle ne cherche pas à me faire dire ce qu’elle voudrait entendre. En fait elle ne veut

rien entendre que l’histoire, la vraie. Et aujourd’hui la mienne. Elle m’écoute moi. Je crois que

son silence me fait du bien. Son écoute la rend belle…elle ne fabrique rien et surtout elle ne me

fait rien fabriquer..)

Je ne sais pas pourquoi personne n'a dit non je ne pars pas dans ces conditions. C'était comme ça.

On voulait tous partir, et puis notre argent avait été donné, on ne l'aurait jamais revu. C'était fou,

mais on y croyait.

J'ai dû oublier mon expérience de traversée entre le Gabon et le Bénin...

(On ne recule pas. On ne peut pas reculer. Reculer ce n’est pas vivre. S’arrêter... c’est.... non...

on ne peut que continuer même si les conditions sont folles. On ne se sent pas sur-homme mais

... cela semble si proche, si simple.. on touche au but... on y croit. On le veut. On se sauve pour

être sauf et libre)

"Tout droit"... Juste tout droit.

Et on était parti... On était heureux!

Tous!

Dans l'embarcation on chantait. Confiants!

Il faisait beau!

1 heure

2 heures

3 heures

4 heures

5 heures

On ne voyait toujours rien.

Et puis le moteur est tombé en panne.

Plus d'essence.

Certains on commencé à crier, à pleurer...

Moi...je...

( Son regard a changé... elle se tient de plus en plus la tête.. elle se tient...elle se retient… elle se

retient de pleurer. Allez Allez, je continue, je ne m’arrête pas, je reste fort et souriant, cette

histoire est passée. C’est important aussi de montrer ça non ? Et je sens bien qu’elle ne veut pas

partager avec moi sa sensibilité…. Moi ce n’est pas que je suis insensible, non. Pas du tout, la

preuve, elle m’émeut par sa pudeur. Mais je crois que moi, je … je dois avancer et surtout je dois

rester joyeux !.. parce que ça c’est moi ! )

On a partagé l'eau...le peu de nourriture... Et puis plus rien...

Et puis il a fait nuit..

Et puis des femmes ont commencé à chanter

à prier

... moi... je....

...

( je ne sais pas si elle a la foi... mais moi je l’ai... et de ce jour encore plus)

C'était fort ce qui s'est passé sur ce bateau. Nous étions ensemble, perdus. On ne savait rien...

mais il y avait toujours un peu d'espoir... où? je ne sais pas... "tout droit?"

moi..

J'étais avec eux.

J'avais peur.

(oui je ne peux pas le cacher)

J'étais avec eux.

(Finalement je n’ai jamais été seul)

Au matin... on a vu un bateau de la marine Maltaise... Ils nous ont embarqués sur leur bateau...

voilà comment je suis arrivé à Malte et non en Italie.

Je suis en Europe mais je ne peux pas circuler.

Je suis coincé.

Je voudrais partir d'ici.

Là où c'est possible.

( ...et je souris encore...Oui !!! Je suis plein d’espoir ! Ah !!! Son sourire revient... timidement,

mais il revient, elle se déplie...semble bouleversée mais fait tout pour que ça ne se voit pas. Moi

je souris. Je suis content...J’ai envie de chanter !! je sais que mon chemin n’est pas fini... je dois

juste trouver comment sortir d’ici... j’ai faim et soif…)

Faudra vraiment venir nous écouter chanter demain soir !!! Oui ?

(J’ai envie qu’elle vienne…)

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